JEAN
Bonjour Jean
salut papa
c’est Léon
peut-être tu te souviens
peut-être pas
c’est vrai que je n’étais pas…
on est vendredi
je voulais t’amener des fleurs
mais le fleuriste est fermé le vendredi
alors je t’ai amené du vin
j’en ai bu une bouteille en chemin
j’ai un cadeau pour toi
un discours de Jaurès
j’avais l’embarras du choix
alors j’ai choisi celui de 1905
ton préféré je crois
***
celui de Berlin
celui qu’il n’a pas pu donner
je crois que c’est celui qui parle de la crise marocaine
de l’arrogance française
de l’arrogance européenne
vis-à-vis de l’Allemagne
celui où Jaurès dit qu’on était pas passé loin du désastre
pourquoi une alliance française italienne et anglaise
pourquoi une alliance contre l’Allemagne
parait-il que les sols européens étaient assez fertiles
assez riches en minerai pour stabiliser la paix
Jaurès ne comprenait pas à quoi jouaient
la France et la Russie
il évoquait déjà les ficelles tirées par un pacte hypocrite
qui mettrait l’Allemagne et la France
face à face
alors que lui s’épuisait avec son internationale syndicale
à mettre nos deux pays
côte-à-côte
chaque fois que je l’entends ce discours
cela me rappelle la première fois
où tu m’as pris le bras, Jean
pour m’emmener au syndicat
***
tu t’souviens ?
ce truc que je ne comprenais pas
c’était un soir après la mine
on se connaissait Jean
mais c’est là qu’on s’est vraiment parlé
que j’avais remarqué que très peu de Jean
en fait t’appelait Jean
papa
les gens t’appelaient papa
ils t’appelaient papa
parce que t’étais un des seuls Jean qui comprenait
ce que Jaurès écrivait dans les journaux
ce que Jaurès criait aux prolos
alors que nous autres on n’y pipait mots
les gens t’appelaient papa
parce que t’étais un père pour nous tous
on se sentait en sécurité à tes cotés
où que ce soit
du fond du trou jusqu’au syndicat
aussi j’ai adhéré au syndicat
***
tu t’souviens ?
j’allais aux réunions
de plus en plus souvent
et je n’avais qu’à te regarder Jean
je souriais quand tu souriais
je protestais quand tu protestais
un soir en rentrant chez moi après la mine
ma douce me dit
que c’est quoi que ces bleus que t’as là ?
c’est où que c’est que t’as fait ça ?
c’est la mine qui fait des marques comme ça ?
ah ça…
c’est pas au fond non que j’m’a fait ça
c’est Jean
celui que tout le monde appelle papa
il me met des coups de coudes dans les côtes
pour que je lève la main au syndicat
y’a tellement de monde dans ces réunions
que Jean ne voit même pas que je lève le bras
et il me met toujours des coups de coudes
au même endroit
jusqu’au jour où c’était la grève
qui demandait nos bras
moi j’aimais pas faire la grève
mais un bon coup de coude de Jean
au même endroit
et alors
j’ai levé le bras
***
faut expliquer quesque chose
une mine
au début
ça rapporte de l’argent illico
dans les poches du proprio
on creuse un trou
on sort du charbon
et tout le monde est content
après il faut aller de plus en plus profond
de plus en plus loin
pour chercher le charbon
faut plus de bois pour étayer les galeries
faut plus de chevaux faut plus d’eau
pour entretenir ce gruyère
tous ces trous
faut plus d’hommes et plus d’outils
donc ta gaillette
elle coûte aux proprios
de plus en plus chère
alors que le proprio est obligé de la vendre au même prix
un véritable casse-tête
il ne peut pas la vendre plus chère
c’est à ce moment-là
que l’ouvrier coûte trop cher au patron
et alors il fait quoi le patron ?
il remercie d’abord quelques ouvriers
au revoir, merci
au revoir merci
au revoir merci
au revoir merci
au revoir merci
au revoir merci
au revoir merci
au revoir merci
merci, au revoir
et il demande aux ouvriers qui restent
de travailler plus
beaucoup plus
extraction plus
traitement plus
entretien plus
en le payant toujours
pareil
donc grève
c’est là que j’ai commencé à avoir des bleus pas qu’aux côtes
pas cocotte
mais pas que aux côtes
ca faisait marrer ma douce
des bleus pas cocotte
parce que le proprio
pour renvoyer les ouvriers mineurs grévistes au fond du trou
c’est les gendarmes qu’il préviendrait
et les gendarmes
c’est pas des coups de coudes
qu’ils vous mettent dans les côtes
c’est des coups de bâton
pour de vrai
et quand le bâton suffit plus
c’est le fusil qu’ils sortent les gendarmes
pour faire peur au début
mais après ils vous tirent dessus
pour de vrai
les bons gendarmes français
bien dressés devant l’ouvrier
ils tirent avec le même fusil
avec lequel ils sont venus nous chercher
début août 1914
***
donner un bout de bois à une petite fille
elle en fera un fils qu’elle chérira
donner le même bout de bois à un petit bonhomme
il en fera un fusil
***
on peut se battre contre tout
mais pas contre ça
il faut vivre avec ça
nos proprios
nos patrons
nos dirigeants
savent bien ça
alors ils ont foutu nos femmes à l’usine
et nous ont collé un Lebel tout neuf
livré avec sa baïonnette
ils se foutaient bien de la paix
nos proprios
ils se foutaient bien de la victoire
nos patrons
c’est du sang qu’ils voulaient
du sang d’ouvriers
ils savaient bien qu’il n’y en aurait pas assez
alors les vampires sont allés jusqu’au fin fond de leur royaume
jusque dans les entrailles de leurs empires
chercher du sang frais
de gré ou de force
du sang indigène
qui faisait peur
qu’importe l’ivresse
tant qu’on a les colonies
comme flacon
qu’importe la couleur de la chair
tout est bon
pour le canon
tout est bon
pour le même fusil
que les patrons nous ont donné
à la place de nos pioches
***
le même fusil avec lequel ils nous tiraient dans le dos
hiver 1916 quand l’ouvrier
le paysan
le prolo
refusaient de monter encore et encore
au créneau
c’était facile
ils n’avaient qu’à viser le carré blanc
que nos gradés nous forçaient à nous coudre nous-même
dans le dos
c’était soit avancer et mourir
dans la boue en héros
soit reculer et mourir
d’un tir ami mal ajusté
d’accord ou pas d’accord
on était obligé de partir
pas besoin de coups de coudes
pas besoin de main à lever
Jaurès mort assassiné
on a juste eu le temps de pleurer
l’union sacrée
alors Jean disait
que le premier homme mort pour la paix
c’était Jaurès
celui qu’on appelait papa disait que si le sacrifice d’un tel homme
du seul vrai soldat de la paix n’a rien pu empêcher
qu’en deux jours
on puisse enterrer un demi-siècle de paix
un demi-siècle de progrès
alors il n’y a plus rien qui vaille
***
allez Jean
te bile pas
c’est juste l’histoire d’un mois
on se rouille un peu
dans ton syndicat
un peu de sport allez
tu vois le mal partout
Jean ne voyait pas le mal
partout il voyait la mort
Jean se rappelait
les yeux encore mouillés
ce que Jaurès disait en 1911
quelques années avant de se faire tuer
***
« n’imaginez pas que la guerre de demain
sera une guerre courte
pas un seul peuple
n’est en mesure de remporter une victoire facile
la France disposerait de 2 500 000 hommes
l’Allemagne près du double
sans parler des alliances
qui verraient des millions d’hommes
affronter des millions d’hommes
fini les manœuvres foudroyantes
qui détruisent l’adversaire
fini les manœuvres napoléoniennes
d’encerclement de l’ennemi
impossible
lorsque des armées formidablement massives
occupent des régions entières
la lenteur de la guerre russo-japonaise
dit bien la lenteur d’une guerre
d’une possible guerre européenne »
de plus
disait Jaurès en 1911
« les instruments de destruction sont si puissants aujourd’hui
que les armées seront contraintes de s’enterrer
de creuser des tranchées pour se mettre à l’abri
si guerre en Europe il y a
disait Jaurès
cela ne pourra pas être une guerre de mouvement
mais une guerre de position
une succession de ténèbres
une interminable nuit de sang »
***
alors là Jeannot bravo
Jean applaudit Jean
tous les Jean applaudissent Jaurès en 1911
mais pas Joffre
Joffre, général, chef des armées
n’applaudit pas Jaurès
en 1911
Joffre est trop occupé
à peindre ses soldats de plomb
sur la grande table de son salon
Joffre refait les grandes batailles de 1871
il les peint en rouge ses soldats de plomb
pour bien les voir
aussi quand fin juillet 1914
on lui donne des ouvriers
des paysans
qui ne réalisent pas que dans la tombe de Jaurès
c’est plus qu’un homme qui est enterré
c’est l’espoir qu’on a assassiné
l’espoir
***
quand on lui donne des pères de famille
pas en plomb mais fait de chair et d’os
pour aller bousiller du boche
Joffre fait comme avec ses soldats de plomb
il les habille en rouge
pantalons rouge
képi rouge
pour bien les voir mourir dans les champs
encore rouge de coquelicots
pour bien les voir mourir depuis sa colline
bien planqué derrière ses jumelles
réservées aux hauts gradés
il est content Joffre que les casques et les tenues plus sobres
ne sont pas encore arrivés
***
Joffre disait
pas assez voyant
Joffre disait
pas assez voyant
ah les allemands nous voyaient bien eux…
bien à l’aise derrière leurs sacs de sable
camouflés en kaki
protégés par leurs casques lourds à rabats
mieux équipés
mieux entrainés
ils nous voyaient tellement bien
que leurs mitrailleuses lourdes
n’avaient aucun mal à nous aligner sur le gazon
nous
soldats de chair et de plomb
braves
courageux
sans cervelle
et un peu cons
trop de soldats sur le front
dirait Jaurès
trop de soldats sur le front
dirait Jaurès
la fanfare rythmait chacun de nos assauts
on avait pour ordre de sortir des bois
en hurlant pour effrayer les allemands
vous imaginez Bambi faire des vocalises à l’ouverture de la chasse
pour effrayer les chasseurs
Joffre disait
« quand les boches verront nos petits gars se jeter sur eux avec fougue
dans leurs uniformes rouges
ils partiront en courant »
Jaurès dirait
trop de soldats sur le front
trop de soldats sur le front
j’ai pas vu un seul allemand courir
j’ai vu trop de soldats sur le front
j’ai vu des régiments couleur coquelicot
se faire mettre en pièce en 8 minutes
du 19 au 20 août 1914
20 000 hommes morts en deux jours
140 000 hommes morts en moins d’une semaine
***
Joffre, Joffre
ça fait beaucoup là, non ?
puis vient ton tour, le sifflet
tu sors en courant
en criant pour la France
et pour réponse
il y a un sifflement aigu qui part de loin derrière les lignes ennemies
ça monte
puis ça r’descend
on regarde ça comme un feu d’artifice
on est en août
les terres ne sont pas encore labourées
les sillons pas encore remplis
d’un sang impur…
ça monte
puis ça r’descend
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le troisième obus on se dit ça va
il va exploser loin celui-là
puis le cerveau passe tout au ralenti
histoire de ne pas en perdre une miette
puisque l’histoire, elle,
oubliera les miettes
les camarades fauchés à 60 mètres
en miettes
les camarades fauchés à 30 mètres
en miettes
à 10 mètres
tu te dis ça va
de là où je suis
je ne prendrai que des miettes
***
Jean, Jean
c’est Léon,
t’es où t’es là
à côté de moi
allez relève-toi
prends ma main
prends mon bras
t’y arrive pas ?
allez va repose-toi
on ressaiera
repose-toi
on ressaiera
t’inquiète pas
ce petit trou que t’as là dans la tête
comment un si petit trou de rien du tout
peut faire taire un gars comme toi
ce doit être un Villain trou que t’as là
un Villain trou
t’avais raison papa
t’avais raison Jean
1914 n’es pas le début
c’est déjà la fin
la fin d’un rêve
d’un monde plus juste
et c’est toujours les justes
qu’on tue en premier
pas besoin d’attendre 1918
pour enterrer le prolétariat
été 1914
c’est 50 ans de combat social
qu’on assassine là
qu’on sacrifie, là
Jean
et le journal qui me le lira ?
si tu restes allongé là ?
t’as raison
Jaurès n’y écrira plus
et toi
tu ne me le liras plus
je vais y aller Jean
j’y vais papa
je reviens demain
j’essaierai
j’essaierai d’amener des fleurs
sinon, du vin
du vin.
Patrice de Bénédetti @ 2014