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Patrice De Bénédetti
28 octobre 2014

JEAN

Bonjour Jean

salut papa

c’est Léon

peut-être tu te souviens

peut-être pas

c’est vrai que je n’étais pas…

on est vendredi

je voulais t’amener des fleurs

mais le fleuriste est fermé le vendredi

alors je t’ai amené du vin

j’en ai bu une bouteille en chemin

j’ai un cadeau pour toi

un discours de Jaurès

j’avais l’embarras du choix

alors j’ai choisi celui de 1905

ton préféré je crois

 

***

 

celui de Berlin

celui qu’il n’a pas pu donner

je crois que c’est celui qui parle de la crise marocaine

de l’arrogance française

de l’arrogance européenne

vis-à-vis de l’Allemagne

celui où Jaurès dit qu’on était pas passé loin du désastre

pourquoi une alliance française italienne et anglaise

pourquoi une alliance contre l’Allemagne

parait-il que les sols européens étaient assez fertiles

assez riches en minerai pour stabiliser la paix

Jaurès ne comprenait pas à quoi jouaient

la France et la Russie

il évoquait déjà les ficelles tirées par un pacte hypocrite

qui mettrait l’Allemagne et la France

face à face

alors que lui s’épuisait avec son internationale syndicale

à  mettre nos deux pays

côte-à-côte

chaque fois que je l’entends ce discours

cela me rappelle la première fois

où tu m’as pris le bras, Jean

pour m’emmener au syndicat

 

***

 

tu t’souviens ?

ce truc que je ne comprenais pas

c’était un soir après la mine

on se connaissait Jean

mais c’est là qu’on s’est vraiment parlé

que j’avais remarqué que très peu de Jean

en fait t’appelait Jean

papa

les gens t’appelaient papa

ils t’appelaient papa

parce que t’étais un des seuls Jean qui comprenait

ce que Jaurès écrivait dans les journaux

ce que Jaurès criait aux prolos

alors que nous autres on n’y pipait mots

les gens t’appelaient papa

parce que t’étais un père pour nous tous

on se sentait en sécurité à tes cotés

où que ce soit

du fond du trou jusqu’au syndicat

aussi j’ai adhéré au syndicat

 

***

 

tu t’souviens ?

j’allais aux réunions

de plus en plus souvent

et je n’avais qu’à te regarder Jean

je souriais quand tu souriais

je protestais quand tu protestais

un soir en rentrant chez moi après la mine

ma douce me dit

que c’est quoi que ces bleus que t’as là ?

c’est où que c’est que t’as fait ça ?

c’est la mine qui fait des marques comme ça ?

ah ça…

c’est pas au fond non que j’m’a fait ça

c’est Jean

celui que tout le monde appelle papa

il me met des coups de coudes dans les côtes

pour que je lève la main au syndicat

y’a tellement de monde dans ces réunions

que Jean ne voit même pas que je lève le bras

et il me met toujours des coups de coudes

au même endroit

jusqu’au jour où c’était la grève

qui demandait nos bras

moi j’aimais pas faire la grève

mais un bon coup de coude de Jean

au même endroit

et alors

j’ai levé le bras

 

***

 

faut expliquer quesque chose

une mine

au début

ça rapporte de l’argent illico

dans les poches du proprio

on creuse un trou

on sort du charbon

et tout le monde est  content

après il faut aller de plus en plus profond

de plus en plus loin

pour chercher le charbon

faut plus de bois pour étayer les galeries

faut plus de chevaux faut plus d’eau

pour entretenir ce gruyère

tous ces trous

faut plus d’hommes et plus d’outils

donc ta gaillette

elle coûte aux proprios

de plus en plus chère

alors que le proprio est obligé de la vendre au même prix

un véritable casse-tête

il ne peut pas la vendre plus chère

c’est à ce moment-là

que l’ouvrier coûte trop cher au patron

et alors il fait quoi le patron ?

il remercie d’abord quelques ouvriers

au revoir, merci

au revoir merci

au revoir merci

au revoir merci

au revoir merci

au revoir merci

au revoir merci

au revoir merci

merci, au revoir

et il demande aux ouvriers qui restent

de travailler plus

beaucoup plus

extraction plus

traitement plus

entretien plus

en le payant toujours

pareil

donc grève

c’est là que j’ai commencé à avoir des bleus pas qu’aux côtes

pas cocotte

mais pas que aux côtes

ca faisait marrer ma douce

des bleus pas cocotte

parce que le proprio

pour renvoyer les ouvriers mineurs grévistes au fond du trou

c’est les gendarmes qu’il préviendrait

et les gendarmes

c’est pas des coups de coudes

qu’ils vous mettent dans les côtes

c’est des coups de bâton

pour de vrai

et quand le bâton suffit plus

c’est le fusil qu’ils sortent les gendarmes

pour faire peur au début

mais après ils vous tirent dessus

pour de vrai

les bons gendarmes français

bien dressés devant l’ouvrier

ils tirent avec le même fusil

avec lequel ils sont venus nous chercher

début août 1914

 

***

donner un bout de bois à une petite fille

elle en fera un fils qu’elle chérira

donner le même bout de bois à un petit bonhomme

il en fera un fusil

 

***

on peut se battre contre tout

mais pas contre ça

il faut vivre avec ça

nos proprios

nos patrons

nos dirigeants

savent bien ça

alors ils ont foutu nos femmes à l’usine

et nous ont collé un Lebel tout neuf

livré avec sa baïonnette

ils se foutaient bien de la paix

nos proprios

ils se foutaient bien de la victoire

nos patrons

c’est du sang qu’ils voulaient

du sang d’ouvriers

ils savaient bien qu’il n’y en aurait pas assez

alors les vampires sont allés jusqu’au fin fond de leur royaume

jusque dans les entrailles de leurs empires

chercher du sang frais

de gré ou de force

du sang indigène

qui faisait peur

qu’importe l’ivresse

tant qu’on a les colonies

comme flacon

qu’importe la couleur de la chair

tout est bon

pour le canon

tout est bon

pour le même fusil

que les patrons nous ont donné

à la place de nos pioches

 

***

 

le même fusil avec lequel ils nous tiraient dans le dos

hiver 1916 quand l’ouvrier

le paysan

le prolo

refusaient de monter encore et encore

au créneau

c’était facile

ils n’avaient qu’à viser le carré blanc

que nos gradés nous forçaient à nous coudre nous-même

dans le dos

c’était soit avancer et mourir 

dans la boue en héros

soit reculer et mourir

d’un tir ami mal ajusté

d’accord ou pas d’accord

on était obligé de partir

pas besoin de coups de coudes

pas besoin de main à lever

Jaurès mort assassiné

on a juste eu le temps de pleurer

l’union sacrée

alors Jean disait

que le premier homme mort pour la paix

c’était Jaurès

celui qu’on appelait papa disait que si le sacrifice d’un tel homme

du seul vrai soldat de la paix n’a rien pu empêcher

qu’en deux jours

on puisse enterrer un demi-siècle de paix

un demi-siècle de progrès

alors il n’y a plus rien qui vaille

 

***

 

allez Jean

te bile pas

c’est juste l’histoire d’un mois

on se rouille un peu

dans ton syndicat

un peu de sport allez

tu vois le mal partout

Jean ne voyait pas le mal

partout il voyait la mort

Jean se rappelait

les yeux encore mouillés

ce que Jaurès disait en 1911

quelques années avant de se faire tuer

 

***

 

« n’imaginez pas que la guerre de demain 

sera une guerre courte

pas un seul peuple

n’est en mesure de remporter une victoire facile

la France disposerait de 2 500 000 hommes

l’Allemagne près du double

sans parler des alliances

qui verraient des millions d’hommes

affronter des millions d’hommes

fini les manœuvres foudroyantes 

qui détruisent l’adversaire

fini les manœuvres napoléoniennes

d’encerclement de l’ennemi

impossible

lorsque des armées formidablement massives

occupent des régions entières

la lenteur de la guerre russo-japonaise

dit bien la lenteur d’une guerre

d’une possible guerre européenne »

de plus

disait Jaurès en 1911

«  les instruments de destruction sont si puissants aujourd’hui

que les armées seront contraintes de s’enterrer

de creuser des tranchées pour se mettre à l’abri

si guerre en Europe il y a

disait Jaurès

cela ne pourra pas être une guerre de mouvement

mais une guerre de position

une succession de ténèbres

une interminable nuit de sang »

 

***

 

alors là Jeannot bravo

Jean applaudit Jean

tous les Jean applaudissent Jaurès en 1911

mais pas Joffre

Joffre, général, chef des armées

n’applaudit pas Jaurès

en 1911

Joffre est trop occupé

à peindre ses soldats de plomb

sur la grande table de son salon

Joffre refait les grandes batailles de 1871

il les peint en rouge ses soldats de plomb

pour bien les voir

aussi quand fin juillet 1914

on lui donne des ouvriers

des paysans

qui ne réalisent pas que dans la tombe de Jaurès

c’est plus qu’un homme qui est enterré

c’est l’espoir qu’on a assassiné

l’espoir

 

***

 

quand on lui donne des pères de famille

pas en plomb mais fait de chair et d’os

pour aller bousiller du boche

 

Joffre fait comme avec ses soldats de plomb

il les habille en rouge

pantalons rouge

képi rouge

pour bien les voir mourir dans les champs

encore rouge de coquelicots

pour bien les voir mourir depuis sa colline

bien planqué derrière ses jumelles

réservées aux hauts gradés

il est content Joffre que les casques et les tenues plus sobres

ne sont pas encore arrivés

 

***

 

Joffre disait

pas assez voyant

Joffre  disait

pas assez voyant

ah les allemands nous voyaient bien eux…

bien à l’aise derrière leurs sacs de sable

camouflés en kaki

protégés par leurs casques lourds à rabats

mieux équipés

mieux entrainés

ils nous voyaient tellement bien

que leurs mitrailleuses lourdes

n’avaient aucun mal à nous aligner sur le gazon

nous

soldats de chair et de plomb

braves

courageux

sans cervelle

et un peu cons

trop de soldats sur le front

dirait Jaurès

trop de soldats sur le front

dirait Jaurès

la fanfare rythmait chacun de nos assauts

on avait pour ordre de sortir des bois

en hurlant pour effrayer les allemands

vous imaginez Bambi faire des vocalises à l’ouverture de la chasse

pour effrayer les chasseurs

Joffre disait

« quand les boches verront nos petits gars se jeter sur eux avec fougue

dans leurs uniformes rouges

ils partiront en courant »

Jaurès dirait

trop de soldats sur le front

trop de soldats sur le front

j’ai pas vu un seul allemand courir

j’ai vu trop de soldats sur le front

j’ai vu des régiments couleur coquelicot

se faire mettre en pièce en 8 minutes

du 19 au 20 août 1914

20 000 hommes morts en deux jours

140 000 hommes morts en moins d’une semaine

 

***

 

Joffre, Joffre

ça fait beaucoup là, non ?

puis vient ton tour, le sifflet

tu sors en courant

en criant pour la France

et pour réponse

il y a un sifflement aigu qui part de loin derrière les lignes ennemies

ça monte

puis ça r’descend

on regarde ça comme un feu d’artifice

on est en août

les terres  ne sont pas encore labourées

les sillons pas encore remplis

d’un sang impur…

ça monte

puis ça r’descend

.............................................................................................................................................................................................................................

le troisième obus on se dit ça va

il va exploser loin celui-là

puis le cerveau passe tout au ralenti

histoire de ne pas en perdre une miette

puisque l’histoire, elle,

oubliera les miettes

les camarades fauchés à 60 mètres

en miettes

les camarades fauchés à 30 mètres

en miettes

à 10 mètres

tu te dis ça va

de là où je suis

je ne prendrai que des miettes

 

***

 

Jean, Jean

c’est Léon,

t’es où t’es là

à côté de moi

allez relève-toi

prends ma main

prends mon bras

t’y arrive pas ?

allez va repose-toi

on ressaiera

repose-toi

on ressaiera

t’inquiète pas

 

ce petit trou que t’as là dans la tête

comment un si petit trou de rien du tout

peut faire taire un gars comme toi

ce doit être un Villain trou que t’as là

un Villain trou

t’avais raison papa

t’avais raison Jean

1914 n’es pas le début

c’est déjà la fin

la fin d’un rêve

d’un monde plus juste

et c’est toujours les justes

qu’on tue en premier

pas besoin d’attendre 1918

pour enterrer le prolétariat

été 1914

c’est 50 ans de combat social

qu’on assassine là

qu’on sacrifie, là

Jean

et le journal qui me le lira ?

si tu restes allongé là ?

t’as raison

Jaurès n’y écrira plus

et toi

tu ne me le liras plus

je vais y aller Jean

j’y vais papa

je reviens demain

j’essaierai

j’essaierai d’amener des fleurs

sinon, du vin

du vin.

 

Patrice de Bénédetti @ 2014

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Commentaires
A
En spectacle aujourd'hui 11 novembre 2018 devant le monument aux morts de Pordic. Les cloches sonnent à toute volée l'écho de l'armistice... 100 ans tout juste... Puis le silence, juste le bruit du vent.. et apparaît Patrice De Benedetti claudiquant... et une performance extraordinaire! Une émotion partagée par tous, des enfants aux anciens... et même les ancien combattants applaudirent à tout rompre... l'anti-militarisme et le militantisme à fleur de peau! Ovation du public.. à Jean.. à Patrice.. à la souffrance des sacrifiés...à la paix on ne sait plus trop! Bravo
Répondre
L
Merci pour ce magnifique spectacle qui remet en lumière les fondements de notre histoire actuelle. Les assassins de Jaurès ont voulu tuer notre liberté de penser et de comprendre le monde et c'est extraordinaire de voir la transmission de son message toujours vivante. Il me semble toutefois que la pièce gagnerait en luminosité avec un danseur costumé de façon plus contrastée. pourquoi pas en rouge ?<br /> <br /> A Caen le 05/08/2016.<br /> <br /> G.L
Répondre
R
Génial!<br /> <br /> Je viens de voir le spectacle à Chatillon.<br /> <br /> Je désesperais de voir les commémorations du centenaire de la grand guerre sans que quelqu'un se pose la question de la responsabilité de cette boucherie.<br /> <br /> Trés bon travail de mémoire sur un sujet qui semble visiblement tabou!!<br /> <br /> Bonne et surtout longue continuation dans cet esprit de paix..............<br /> <br /> RV
Répondre
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